CHAPITRE VIII
La plaine arendaise était une vaste terre d’herbages mamelonnée, à la population clairsemée. Un vent âpre et glacial soufflait sur l’herbe sèche, chassant à vive allure les nuages pareils à des moutons sales qui passaient au-dessus de leurs têtes. L’obligation dans laquelle ils s’étaient trouvés d’abandonner en route le pauvre Lelldorin les avait tous plongés dans une profonde mélancolie et ils poursuivirent leur chemin, les jours suivants, sans presque échanger une parole. Garion, qui faisait de son mieux pour éviter Mandorallen, fermait la marche avec Hettar et les chevaux de bât.
L’Algarois au profil de faucon était un homme taciturne, qui ne craignait apparemment pas de passer des heures à cheval sans dire un mot ; mais au bout du deuxième jour de ce régime, Garion fit un effort délibéré pour le tirer de son silence.
— Pourquoi détestez-vous tellement les Murgos, Hettar ? demanda-t-il, faute de meilleure entrée en matière.
— Tous les Aloriens détestent les Murgos, répondit calmement Hettar.
— Bien sûr, admit Garion, mais on dirait que vous en faites une affaire personnelle. Pourquoi ?
Hettar changea de position sur sa selle, arrachant un craquement à ses vêtements de cuir.
— Ils ont tué mes parents, reprit-il enfin.
Cette réponse fut un choc pour Garion, chez qui elle éveillait un écho tout particulier.
— Que s’est-il passé ? lâcha-t-il avant de songer que Hettar ne tenait peut-être pas à en parler.
— J’avais sept ans, commença Hettar, imperturbable. Nous allions chez les parents de ma mère, qui était d’un autre clan, et nous passions non loin du grand escarpement de l’est lorsque nous sommes tombés dans une embuscade tendue par un groupe de Murgos en maraude. Le cheval de ma mère a fait un écart. Elle a vidé les étriers, et nous n’avons pas eu le temps de l’aider à se remettre en selle, mon père et moi, que les Murgos étaient déjà sur nous. Ils ont pris leur temps, pour les tuer. Je me rappelle que ma mère a poussé un cri, vers la fin.
Le visage de l’Algarois était aussi impassible qu’un rocher, et sa voix atone, sereine, semblait encore ajouter à l’horreur de son histoire.
— Une fois mes parents morts, les Murgos ont pris une corde et m’ont attaché par les pieds à l’un de leurs chevaux. Quand la corde a fini par casser, ils ont dû croire que j’étais mort, parce qu’ils se sont tous enfuis sans demander leur reste. Je me souviens encore de leur rire. Cho-Hag m’a trouvé quelques jours plus tard.
Aussi clairement que s’il avait assisté à la scène, Garion imagina, l’espace d’un instant, l’enfant grièvement blessé, errant tout seul dans l’immensité déserte de l’Algarie orientale, et que seuls retenaient à la vie un terrible chagrin et une haine inextinguible.
— J’ai tué mon premier Murgo à l’âge de dix ans, reprit Hettar, de la même voix imperturbable. Il tentait de nous échapper, mais je l’ai poursuivi et je lui ai planté un javelot entre les deux épaules. Il a poussé un grand cri au moment où la lance l’a traversé. Cela m’a fait du bien. Cho-Hag s’était dit que peut-être le fait de le regarder mourir me guérirait de ma haine, mais il se trompait.
Pas un trait du grand Algarois ne bougeait ; seule sa mèche crânienne bondissait et tressautait au gré du vent. On éprouvait à son contact un sentiment de vide, d’absence, comme s’il était incapable d’éprouver quoi que ce soit en dehors de cet élan impérieux.
L’espace d’un instant, Garion comprit vaguement ce que sire Loup avait voulu dire lorsqu’il l’avait mis en garde contre le danger de se laisser obséder par la vengeance, mais il écarta cette notion. Si Hettar pouvait vivre avec, pourquoi pas lui ? Il éprouva tout à coup une admiration forcenée pour ce chasseur solitaire vêtu de cuir noir.
Sire Loup et Mandorallen étaient si bien absorbés par leur conversation qu’ils se laissèrent rattraper par Hettar et Garion, et ils chevauchèrent de compagnie pendant un moment.
— C’est notre nature, disait le chevalier à l’armure étincelante, d’une voix mélancolique. Nous sommes victimes de notre orgueil démesuré, qui condamne notre pauvre Arendie à des guerres intestines.
— Ce n’est pas irrémédiable, répliqua sire Loup.
— Qu’y faire ? Nous avons cela dans le sang. Je suis personnellement l’homme le plus pacifique du monde, mais cela ne m’empêche pas d’être atteint par le fléau national. Par ailleurs, nos dissensions sont trop graves, leurs racines plongent trop profondément dans notre mémoire collective pour que nous parvenions jamais à les en extirper. En cet instant précis, des flèches asturiennes vibrent dans l’air des forêts, en quête de cibles mimbraïques, tandis que, par mesure de représailles, Mimbre brûle des maisons asturiennes et met des otages à mort. Nous sommes voués à la ruine, je le crains.
— Non, le contredit sire Loup. La ruine n’est pas inéluctable.
— Comment l’empêcher ? soupira Mandorallen. Qui nous guérira de notre folie ?
— Moi, s’il le faut, décréta tranquillement sire Loup en repoussant son capuchon gris.
Mandorallen eut un pâle sourire.
— J’apprécie Tes bonnes intentions, ô Belgarath, mais c’est impossible, même pour Toi.
— Rien n’est impossible, en vérité, Mandorallen, déclara sire Loup d’un ton dégagé. J’ai pour règle d’éviter de me mêler des distractions d’autrui, mais je ne puis me permettre de laisser l’Arendie se transformer en bûcher ardent en ce moment précis. Si les circonstances m’y obligent, je prendrai les mesures qui s’imposent pour mettre fin à toutes ces absurdités.
— Serait-ce réellement en Ton pouvoir, ô Belgarath ? fit Mandorallen, d’un air mélancolique, comme s’il ne parvenait pas à le croire.
— Oui, laissa tomber sire Loup d’un petit ton anodin, en grattant sa courte barbe blanche. Il se trouve que oui.
Mandorallen parut troublé, pour ne pas dire terrifié par la déclaration tranquille du vieil homme, que Garion ne trouva pas très rassurante non plus. Si son grand-père était réellement capable de mettre fin à une guerre à la seule force du poignet, il pouvait dire adieu à ses projets de vengeance : sire Loup n’aurait aucun mal à les réduire à néant. Autre sujet de préoccupation pour lui.
C’est alors que Silk se rapprocha d’eux.
— La Grande Foire est droit devant nous, annonça l’homme à la tête de fouine. Voulez-vous vous arrêter, ou préférez-vous passer au large ?
— Autant nous arrêter, décida sire Loup. Il va bientôt faire nuit, et il nous faudrait des provisions.
— Les chevaux auraient bien besoin de se reposer un peu aussi, déclara Hettar. Ils commencent à rechigner.
— Vous auriez dû me le dire, maugréa sire Loup en jetant un coup d’œil vers les chevaux de bât qui fermaient la marche.
— Oh ! ils ne sont pas encore au bout du rouleau, précisa Hettar, ils commencent juste à s’apitoyer sur leur sort. Ils en rajoutent, bien sûr, mais un peu de repos ne leur fera pas de mal.
— Comment cela, ils en rajoutent ? releva Silk, sidéré. Vous ne voulez pas dire que les chevaux peuvent mentir, tout de même ?
— Oh que si, rétorqua Hettar en haussant les épaules. Ils passent leur temps à bluffer. Ils sont très bons à ce jeu-là, d’ailleurs.
L’espace d’un instant, Silk donna l’impression de trouver cette idée révoltante, puis, tout d’un coup, il éclata de rire.
— Voilà qui rétablit ma foi dans l’ordre de l’univers, déclara-t-il.
— On ne vous a jamais dit que vous aviez un mauvais fond, Silk ? reprit sire Loup, d’un ton caustique.
— On fait ce qu’on peut, répliqua Silk d’un ton moqueur.
La Foire Arendaise se trouvait à l’intersection de la Grand-route de l’Ouest et de la sente montagneuse qui descendait d’Ulgolande. C’était une véritable ville de toile qui étendait sur plus d’une lieue à la ronde, au milieu du brun foncé de la plaine, ses tentes bleues, rouges et jaunes, ses pavillons aux larges rayures et ses oriflammes multicolores, claquant sans relâche dans le vent immuable, sous la chape du ciel.
— J’espère que j’aurai le temps de faire quelques affaires, confia Silk comme ils descendaient la longue colline qui menait à la Foire. Je commence à perdre la main, moi.
Et le nez du petit homme frémissait d’excitation.
Une demi-douzaine de mendiants tendaient leur sébile, misérablement accroupis dans la boue du bas-côté de la route. Mandorallen s’arrêta pour leur distribuer quelques pièces de monnaie.
— Vous ne devriez pas les encourager, gronda Barak.
— La charité est un devoir autant qu’un privilège, ô Messire Barak, riposta Mandorallen.
— Dis, Silk, commença Garion, comme ils se dirigeaient vers le centre de la Foire, pourquoi ne construisent-ils pas plutôt des maisons ?
— Personne ne reste assez longtemps pour que ça vaille le coup, expliqua Silk. La Foire ne bouge pas, mais la population n’arrête pas d’aller et de venir, elle. Et puis il faut dire que les bâtiments sont imposés, et pas les tentes.
La plupart des marchands qui sortaient des tentes pour regarder passer le petit groupe semblaient connaître Silk, et certains d’entre eux le saluèrent, avec une prudence et une circonspection manifestes.
— Je vois que ta réputation t’a précédé, Silk, observa sèchement Barak.
— La rançon de la gloire, allégua Silk avec un haussement d’épaules.
— Ne risques-tu pas que quelqu’un reconnaisse en toi cet autre marchand ? intervint Durnik. Celui qui est recherché par les Murgos ?
— Ambar, tu veux dire ? C’est peu probable. Ambar ne vient pas très souvent en Arendie, et Radek et lui ne se ressemblent guère.
— Mais c’est le même homme, objecta Durnik. C’est toujours toi.
— Ah-ah, commença Silk en levant un doigt, ça, c’est ce que nous savons tous les deux, mais eux, ils l’ignorent. Pour toi, j’ai toujours l’air d’être moi-même, mais pour les autres, je ne me ressemble pas.
Durnik n’eut pas ‘‘air convaincu.
— Radek, mon vieil ami ! appela un marchand drasnien au crâne dégarni, planté sous l’auvent d’une tente voisine.
— Delvor ! s’exclama Silk, aux anges. Eh bien, dites donc, ça fait des années !
— Les affaires ont l’air de marcher pour vous, remarqua le chauve.
— Ça ne va pas trop mal, répondit modestement Silk, Dans quoi êtes-vous maintenant ?
— Je fais dans le tapis mallorien, révéla Delvor. Les notables du coin ne crachent pas dessus. La seule chose qu’ils n’aiment pas, ce serait plutôt les prix !
Mais ses mains tenaient déjà une tout autre conversation.
Ton oncle nous a fait dire de t’aider si nécessaire. Pouvons-nous faire quelque chose pour toi ?
— Qu’avez-vous dans vos ballots ? poursuivit-il à haute voix.
— Du drap de laine de Sendarie, répondit Silk, et quelques babioles.
Il y a des Murgos, ici, à la Foire ?
Un seul, et encore, il est reparti pour Vo Mimbre il y a une semaine. Mais il y a quelques Nadraks à l’autre bout de la Foire.
Ils ne sont pas tout près de chez eux, remarqua Silk, toujours par gestes. Ils sont vraiment là pour affaires ?
Difficile à dire, répondit Delvor.
Tu pourrais nous héberger un jour ou deux ?
Je suis sûr que nous arriverons bien à un arrangement, insinua Delvor, une étincelle rusée dans les yeux. , Les doigts de Silk se hâtèrent de traduire l’indignation que lui inspirait cette suggestion.
Les affaires sont les affaires, après tout, ajouta Delvor, toujours par gestes. « Je ne vous laisserai pas repartir, reprit-il tout haut, avant que vous ne soyez venus chez moi boire un canon et manger un morceau. Nous avons des années de bavardage à rattraper.
— Avec grand plaisir, accepta un peu aigrement Silk.
— Se pourrait-il que vous ayez trouvé votre maître, prince Kheldar ? susurra tante Pol, avec un petit sourire, comme il l’aidait à mettre pied à terre devant le pavillon aux vives couleurs de Delvor.
— Delvor ? Ça lui ferait trop plaisir ! Il y a des années qu’il essaie de me damer le pion, depuis certaine affaire de concession minière à Yar Gorak qui lui a coûté les yeux de la tête. Mais je vais lui laisser croire pendant un petit moment qu’il m’a possédé. Il ne se sentira plus de joie, et ce sera encore plus drôle quand je lui tirerai la carpette sous les pieds.
— Vous êtes impayable, s’exclama-t-elle en riant. Il lui fit un clin d’œil.
L’intérieur du pavillon principal de Delvor rougeoyait à la lueur de plusieurs brasiers incandescents qui répandaient une chaleur hospitalière. Le sol était couvert d’un tapis d’un bleu profond, et de grands coussins écarlates disposés ça et là semblaient tendre les bras aux visiteurs. Silk fit rapidement les présentations.
— C’est un grand honneur, vénérable Belgarath, murmura Delvor en s’inclinant bien bas, devant sire Loup, d’abord, puis devant tante Pol. Que puis-je faire pour vous ?
— Pour l’instant, c’est surtout d’informations que nous avons besoin, répondit sire Loup, en ôtant sa lourde houppelande. Nous sommes tombés sur un Grolim qui semait la zizanie, à quelques jours au nord d’ici. Pourriez-vous essayer de savoir ce qui nous attend, d’ici à Vo Mimbre ? J’aimerais éviter les rivalités d’intérêt local, dans toute la mesure du possible.
— Je vais me renseigner, promit Delvor.
— Je vais aussi me livrer à certaines investigations de mon côté, proposa Silk. C’est bien le diable si, à nous deux, nous n’arrivons par à glaner la plupart des informations disponibles dans le périmètre de la Foire.
Sire Loup braqua sur lui un regard inquisiteur.
— Radek de Boktor ne manque jamais une occasion de faire des affaires, ajouta-t-il, peut-être un petit peu trop pressé de se justifier. Il paraîtrait très étrange qu’il reste terré dans la tente de Delvor.
— Je vois, répondit sire Loup.
— Nous ne voudrions pas que notre identité soit percée à jour, n’est-ce pas ? insinua innocemment Silk, mais son nez pointu frémissait plus violemment que jamais.
Sire Loup se rendit.
— Très bien. Mais pas d’excentricités. Je ne tiens pas à être réveillé par une foule de clients enragés venus me réclamer votre tête au bout d’une pique.
Les porteurs de Delvor débarrassèrent les chevaux de bât de leur chargement, et l’un d’eux indiqua à Hettar où trouver les enclos, à la périphérie de la Foire. Silk se mit à fouiner dans les ballots, et au fur et à mesure que ses mains prestes plongeaient dans les coins et les recoins des pièces d’étoffe, tout un bric-à-brac d’objets précieux commençait à apparaître sur le tapis de Delvor.
— Je me demandais aussi pourquoi vous aviez besoin de tant d’argent à Camaar, commenta sèchement sire Loup.
— C’était juste pour parfaire le déguisement, expliqua suavement Silk. Radek ne partirait jamais en voyage sans quelques bibelots à négocier en cours de route.
— Pas mal trouvé, observa Barak en connaisseur. Mais à ta place, je me garderais bien d’insister.
— Si je n’arrive pas à doubler la mise de notre ami dans l’heure qui vient, je prends ma retraite, promit Silk. Oh, j’allais oublier. J’aurai besoin de Garion, comme porteur. Radek ne se déplacerait jamais sans au moins un porteur.
— Essayez de ne pas trop me le pervertir, conseilla tante Pol.
Silk lui dédia une révérence extravagante et replaça sa faluche de velours noir selon un angle impertinent, puis il s’engagea, tel un soldat partant guerroyer, dans la Grande Foire d’Arendie, suivi de Garion, chargé d’un gros sac empli de ses trésors.
A trois tentes de là, un gros Tolnedrain particulièrement teigneux parvint à extorquer à Silk une dague incrustée de pierreries pour seulement trois fois son prix, mais deux marchands arendais achetèrent coup sur coup des gobelets d’argent parfaitement identiques pour des sommes qui, bien que très différentes, comblèrent plus que largement ce petit manque à gagner. Silk jubilait.
— J’adore traiter avec les Arendais, exultait-il, comme ils poursuivaient leur chemin dans les artères boueuses qui séparaient les pavillons.
Le rusé petit Drasnien parcourut la Foire, semant la ruine et la désolation sur son passage. S’il n’arrivait pas à faire la vente, il achetait ; ce qu’il ne pouvait pas acheter, il l’échangeait ; et lorsque le troc se révélait impossible, il soutirait ragots et informations. Certains marchands, plus malins que leurs confrères, s’empressaient de disparaître lorsqu’ils le voyaient approcher. Emporté par l’enthousiasme contagieux de son ami, Garion commençait à comprendre sa fascination pour ce jeu où le profit passait après la satisfaction d’avoir réussi à rouler l’adversaire dans la farine.
Silk n’était pas sectaire ; dans une largesse proprement œcuménique, il était prêt à flouer tout le monde et à rencontrer indifféremment sur leur propre terrain non seulement les Drasniens, ses frères, mais aussi les Tolnedrains, les Arendais, les Cheresques et les Sendariens. Et tous étaient obligés de rendre les armes devant lui. Dès le milieu de l’après-midi, de tout ce qu’il avait acheté à Camaar, il ne restait plus rien. Sa bourse pleine tintinnabulait, et si le sac que Garion portait sur son épaule pesait toujours aussi lourd, les marchandises qu’il renfermait étaient maintenant entièrement nouvelles.
Pourtant, Silk avait l’air maussade. Il marchait en faisant sauter dans la paume de sa main une petite bouteille de verre exquisément soufflé qu’il avait échangée contre des recueils de poésie wacite reliés d’ivoire.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Garion alors qu’ils retournaient vers le pavillon de Delvor.
— Je ne suis pas sûr de savoir qui l’a emporté, répondit laconiquement Silk.
— Hein ?
— Je n’ai pas idée de ce que ça peut valoir.
— Pourquoi l’as-tu prise, alors ?
— Je ne voulais pas qu’il sache que j’en ignorais la valeur.
— Revends-la à quelqu’un d’autre.
— Comment veux-tu que je la vende si je n’en connais pas le prix ? Si j’en demande trop cher, personne ne voudra plus m’adresser la parole, et si je la laisse partir pour rien, on en fera des gorges chaudes dans toute la Foire.
Garion se mit à ricaner.
— Je ne vois pas ce que ça a de drôle, Garion, repartit Silk, quelque peu froissé.
Il resta sombre et maussade jusqu’à ce qu’ils regagnent le pavillon.
— Voilà le bénéfice que je vous avais promis, déclara-t-il sans trop d’amabilité, en déversant le contenu de sa bourse dans la main de sire Loup.
— Qu’est-ce qui vous turlupine ? s’enquit sire Loup en observant le visage chagrin du petit bonhomme.
— Rien du tout, répondit brièvement Silk.
Puis son regard tomba sur tante Pol et un large sourire illumina alors sa face. Il se dirigea vers elle.
— Gente Polgara, déclama-t-il en s’inclinant devant elle, veuillez accepter ce modeste témoignage de ma considération.
Dans un grand geste emphatique, il lui présenta le petit flacon de parfum.
Le regard de tante Pol exprima un curieux mélange de plaisir et de défiance. Elle prit la petite bouteille et la déboucha précautionneusement, puis elle effleura délicatement la saignée de son poignet avec le minuscule bouchon de verre et la porta à son visage pour en humer le parfum.
— Eh bien, Kheldar, s’exclama-t-elle avec toutes les apparences du ravissement, c’est un cadeau véritablement princier que vous me faites là !
Silk se mit à sourire un peu jaune et la regarda attentivement en se demandant si c’était du lard ou du cochon. Puis il poussa un soupir et sortit en marmonnant d’un air accablé des choses où il était question de la duplicité des Riviens.
Delvor revint sur ces entrefaites, laissa tomber sa houppelande rayée dans un coin et tendit ses mains au-dessus de l’un des braseros rougeoyants.
— Pour autant que je puisse me faire une opinion, tout est tranquille d’ici à Vo Mimbre, rapporta-t-il à sire Loup, mais cinq Murgos viennent d’arriver à la Foire avec une escorte de deux douzaines de Thulls.
Hettar leva rapidement les yeux, tous ses sens en alerte.
— Venaient-ils du nord ou du sud ? demanda sire Loup en fronçant les sourcils.
— Ils prétendent venir de Vo Mimbre, mais les bottes des Thulls sont pleines de boue rouge. Or, si je ne me trompe, la terre n’est pas argileuse entre Vo Mimbre et ici.
— Non, déclara fermement Mandorallen. La seule région du pays où l’on trouve de la glaise se trouve au nord.
Sire Loup hocha la tête d’un air entendu.
— Dites à Silk de rentrer, ordonna-t-il à Barak, qui se dirigea aussitôt vers le rabat de la tente.
— Il ne s’agit peut-être que d’une simple coïncidence, émit Durnik.
— Je ne pense pas que nous ayons envie de courir ce risque, rétorqua sire Loup. Nous allons attendre que la Foire se soit endormie et leur fausser compagnie.
Silk réapparut, et Delvor le mit rapidement au courant de la situation.
— Il ne faudra pas longtemps aux Murgos pour découvrir que nous sommes passés par ici, gronda Barak, en tiraillant sa barbe d’un air pensif. Et à partir de ce moment-là, ils ne nous lâcheront plus d’une semelle jusqu’à Vo Mimbre. Ne serait-il pas plus simple que nous provoquions une petite bagarre, Hettar, Mandorallen et moi ? Cinq Murgos morts, ça en ferait toujours autant de moins à nos trousses...
Hettar hocha la tête avec une ardeur terrifiante.
— Je ne suis pas sûr que les légionnaires tolnedrains qui font la police sur la Foire apprécieraient vraiment, laissa tomber Silk d’une voix traînante. Les forces de l’ordre sont généralement allergiques aux morts subites. Ça n’est pas tout à fait compatible avec leur vision du maintien de l’ordre et de la sécurité publique.
— C’était juste une suggestion, reprit Barak en haussant les épaules.
— Je crois que j’ai une idée, intervint Delvor, en reprenant sa cape. Ils ont dressé leurs tentes tout près de celle des Nadraks, et je vais en profiter pour traiter quelques affaires avec eux.
Il était sur le point de sortir lorsqu’il s’arrêta net.
— Au fait, reprit-il, je ne sais pas si c’est important, mais leur chef serait un Murgo du nom d’Asharak.
A la seule évocation de ce nom, Garion se sentit l’âme transie. Barak poussa un sifflement.
— Il faudra bien que nous lui réglions son compte un jour ou l’autre, à celui-là, Belgarath, décréta-t-il, la mine sévère.
— Vous le connaissez ?
Delvor n’avait pas l’air très étonné.
— Nous avons déjà eu affaire à lui une fois ou deux, répliqua Silk, d’un petit ton désinvolte.
— Il commence à devenir passablement agaçant, renchérit tante Pol.
— J’y vais, décida Delvor.
Garion souleva le rabat de la tente pour laisser sortir Delvor ; mais après un bref coup d’œil au-dehors, il étouffa un hoquet de surprise et rabattit précipitamment le pan de toile.
— Que se passe-t-il ? demanda Silk.
— Je crois que je viens de voir Brill là, dans la rue.
— Laisse-moi voir, fit Durnik.
Il écarta légèrement le rabat, et Garion et lui regardèrent furtivement au-dehors. Une silhouette débraillée rôdait dans la rue boueuse, devant la tente. Brill n’avait pas beaucoup changé depuis qu’ils avaient quitté la ferme de Faldor. Sa tunique et son pantalon rapiécés étaient pleins de taches, comme autrefois ; il n’était pas mieux rasé, et le blanc de son œil torve luisait toujours du même éclat malsain.
— C’est bien Brill, en effet, confirma Durnik. D’ailleurs, je le sens d’ici.
Delvor lui lança un regard interrogateur.
— Brill est fâché avec l’eau, expliqua Durnik, et il fleure bon le terrier de renard.
— Puis-je ? sollicita poliment Delvor.
E jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Durnik.
— Ah ! commença-t-il. Ce gars-là. Il travaille pour les Nadraks. Je trouvais bien ça un peu bizarre, mais comme ce n’était, de toute évidence, qu’un second couteau, je n’ai pas pris la peine de poursuivre mes investigations.
— Durnik, ordonna rapidement sire Loup, allez faire un petit tour dehors. Assurez-vous qu’il vous a bien vu, mais débrouillez-vous pour qu’il ne se doute pas que vous l’avez repéré, lui, et revenez tout de suite après. Dépêchez-vous. Je ne tiens pas à ce qu’il nous fausse compagnie.
Durnik eut l’air un peu surpris, mais il souleva le rabat de la tente et sortit.
— Quelle idée as-tu encore derrière la tête, père ? questionna tante Pol, d’un ton plutôt sec. Ne reste pas planté là, avec ce rictus accroché à la figure comme une espèce de vieux gamin. C’est très agaçant, à la fin.
— Impeccable, ricana sire Loup en se frottant les mains avec allégresse.
Durnik revint, l’air préoccupé.
— Il m’a vu, rapporta-t-il. Vous êtes sûr que c’était une bonne idée ?
— Absolument, assura sire Loup. Si Asharak est ici, c’est évidemment pour nous, et il va nous chercher dans toute la Foire.
— Pourquoi lui faciliter la tâche ? objecta tante Pol.
— Oh ! mais non, je n’ai pas spécialement l’intention de lui mâcher la besogne, repartit sire Loup. Asharak a déjà fait appel aux services de Brill, à Murgos, tu te souviens ? S’il l’a fait venir ici, c’est parce qu’il est capable de nous reconnaître, Durnik, Garion, toi et moi ; et peut-être même Barak et Silk, par-dessus le marché. Il est toujours là ?
Garion écarta légèrement le rabat et coula un regard par la fente. Au bout d’un moment, il vit le peu ragoûtant Brill, à demi dissimulé entre deux tentes, de l’autre côté de la rue.
— Il n’a pas bougé, confirma-t-il.
— Il ne faut surtout pas qu’il s’en aille, recommanda sire Loup. Nous allons faire en sorte de lui procurer suffisamment de distractions pour qu’il ne soit pas tenté d’aller raconter à Asharak qu’il nous a repérés.
Silk jeta un coup d’œil à Delvor, et les deux hommes se mirent à rire.
— Je ne vois pas ce que ça a de si drôle, releva Barak, d’un ton soupçonneux.
— Il faut presque être drasnien pour apprécier toute la subtilité de ce plan, répliqua Silk, en jetant un regard admiratif à sire Loup. Vous m’étonnerez toujours, mon cher.
Sire Loup lui fit un clin d’œil.
— Votre plan m’échappe encore, avoua Mandorallen.
— Vous permettez ? demanda Silk à sire Loup, avant de se tourner vers le chevalier. Voilà de quoi il retourne, Mandorallen. Asharak compte sur Brill pour nous retrouver, mais tant que Brill sera suffisamment intéressé par nos faits et gestes, il retardera le moment d’aller raconter à Asharak où nous nous trouvons. Nous avons capté l’attention de l’espion d’Asharak, à nous d’en tirer avantage.
— Mais ce fouineur de Sendarien nous emboîtera le pas sitôt que nous tenterons de sortir de la tente, fit Mandorallen. Et lorsque nous quitterons la Foire, nous aurons les Murgos aux trousses.
— Le fond de la tente est en toile, Mandorallen, expliqua patiemment Silk. Une lame aiguisée, et le tour est joué.
Delvor sembla accuser légèrement le coup, mais il poussa un soupir résigné.
— Je vais aller voir les Murgos, déclara-t-il. Je devrais arriver à les retarder encore un moment.
— Nous allons sortir avec toi, Durnik et moi, annonça Silk à son ami au crâne dégarni. Pars par-là, nous irons de l’autre côté. Brill nous suivra, et nous le ramènerons ici.
Delvor acquiesça d’un hochement de tête, et les trois hommes quittèrent la tente.
— Tout ceci n’est-il pas inutilement compliqué ? demanda aigrement Barak. Brill ne connaît pas Hettar. Pourquoi ne pas lui demander de quitter la tente discrètement par le fond, de faire le tour, de se glisser dans son dos et de lui enfoncer quelques pouces d’acier entre les côtes ? Après cela, nous pourrions toujours le fourrer dans un sac et l’abandonner dans un fossé, n’importe où, une fois sortis de la Foire. Sire Loup secoua la tête en signe de dénégation.
— Asharak se rendrait bien compte de sa disparition, expliqua-t-il. Je préfère qu’il aille dire aux Murgos où nous sommes. Avec un peu de chance, ils monteront la garde devant la tente pendant une bonne journée, peut-être deux, avant de se rendre compte que nous leur avons faussé compagnie.
Au cours des heures qui suivirent, les membres du groupe s’aventurèrent à tour de rôle hors de la tente et firent un petit tour dans la rue, comme s’ils vaquaient à des affaires aussi brèves qu’imaginaires, afin de retenir l’attention de Brill, toujours aux aguets. Lorsque Garion sortit dans le soir tombant, il lui joua le grand air de l’indifférence, quoique la seule idée de son regard lui donnât la chair de poule, puis il entra dans la tente maintenant plongée dans l’obscurité où Delvor stockait ses marchandises et y resta plusieurs minutes à écouter, pas trop rassuré quand même, le vacarme qui s’élevait d’une taverne située à quelques rangées de là, et qui semblait formidable dans le silence qui s’installait sur la Foire. Finalement, il inspira profondément et ressortit, un bras plié comme s’il portait quelque chose.
— Je l’ai trouvé, Durnik, dit-il en réintégrant la tente principale.
— Inutile d’en rajouter, mon chou, remarqua tante Pol.
— Je voulais seulement que ça ait l’air naturel, répondit-il innocemment.
Delvor revint peu après, et ils attendirent tous dans la chaleur de la tente que l’obscurité se fasse plus dense au dehors, et que les allées entre les tentes se vident. Une fois la nuit complètement tombée, les porteurs de Delvor tirèrent leurs ballots par une fente à l’arrière de la tente, et Silk, Delvor et Hettar les accompagnèrent jusqu’aux enclos où étaient parqués les chevaux, à la périphérie de la Foire, tandis que les autres s’attardaient encore un peu, le temps que Brill cesse de s’intéresser à eux. Dans une ultime tentative pour l’envoyer sur une fausse piste, sire Loup et Barak sortirent pour discuter de l’état probable de la route de Prolgu, en Ulgolande.
— Ça ne marchera peut-être pas, admit sire Loup en rentrant avec le grand homme à la barbe rouge. Asharak ne peut pas ignorer que nous suivons Zedar vers le sud, mais si Brill lui raconte que nous allons vers Prolgu, il divisera peut-être ses forces pour couvrir les deux routes. Eh bien, allons-y, annonça-t-il enfin, en jetant un coup d’œil circulaire sur l’intérieur de la tente.
L’un après l’autre, ils se faufilèrent par la fente pratiquée au fond de la tente et sortirent en rampant dans l’allée de derrière, puis ils se dirigèrent vers les enclos des chevaux, à une allure normale, comme de braves gens vaquant à d’honnêtes occupations. Ils passèrent devant la taverne, où des hommes chantaient à tue-tête. Il n’y avait presque plus personne entre les tentes, maintenant, et la brise nocturne caressait la cité de toile, faisant flotter fanions et bannières.
Ils atteignirent enfin les limites de la Foire où Silk, Delvor et Hettar les attendaient avec leurs montures.
— Bonne chance, leur dit Delvor comme ils s’apprêtaient à mettre le pied à l’étrier. Je retarderai les Murgos tant que je pourrai.
— Je voudrais quand même bien savoir où tu as eu ces pièces de plomb, lui confia Silk en lui serrant la main.
Delvor lui fit un clin d’œil.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’inquiéta sire Loup.
— Delvor a fait estamper et dorer des couronnes tolnedraines en plomb, lui expliqua Silk, et il en a caché quelques-unes dans la tente des Murgos. Demain matin, il va aller voir les légionnaires avec quelques échantillons et dénoncer les Murgos pour trafic de fausse monnaie. Lorsque les légionnaires fouilleront la tente des Murgos, ils tomberont forcément sur les autres.
— Les Tolnedrains attachent une extrême importance à l’argent, observa Barak. Si les légionnaires commencent à s’exciter sur cette affaire de fausses pièces, il se pourrait que certaines personnes se balancent au bout d’une corde avant longtemps.
— Ce serait vraiment affreux, vous ne trouvez pas ? fit Delvor, la bouche en cœur.
Ils montèrent alors en selle et reprirent la direction de la grand-route, laissant derrière eux l’enclos aux chevaux et la Foire qui brillait de tous ses feux, comme une grande ville. Des nuages hantaient le ciel nocturne, et la brise leur parut bien fraîche lorsqu’ils se retrouvèrent en rase campagne. Garion referma sa houppelande autour de lui. Il se sentait terriblement seul, sur cette route ténébreuse battue par les vents de la nuit, alors que tout le monde était bien au chaud chez soi, entre ses quatre murs, à proximité d’un bon lit. Puis ils rejoignirent la Grand-route de l’Ouest, pâle étendue déserte sur la plaine arendaise aux sombres ondulations, et ils repartirent une nouvelle fois vers le sud.